J'ai réalisé Un vivant qui passe à partir d'un entretien que Maurice Rossel m'avait accordé en 1979, lors du tournage de Shoah. Pour des raisons de durée et d'architecture, j'avais renoncé à aborder frontalement dans mon film le sujet extraordinaire de Theresienstadt, à la fois central et latéral dans le cours et la genèse de la destruction des Juifs d'Europe. On sait que Theresienstadt, ville-forteresse située à soixante kilomètres au nord-est de Prague, fut choisie par les nazis pour être le site de ce qu'Adolf Eichmann lui-même appelait un « ghetto modèle », un ghetto pour mémoire. Vidé de ses habitants tchèques, il accueillit, de novembre 1941 à avril 1945, ceux qu'on appelait les « Prominenten », intégrés depuis longtemps à la société allemande, qui n'avaient pas émigré ou qui, trop âgés pour recommencer leur vie, y avaient renoncé, voulant se croire protégés par leur statut même (anciens combattants décorés de la Première Guerre mondiale, grands médecins, grands avocats, hauts fonctionnaires et hommes politiques). de l'Allemagne pré-hitlérienne, représentants d'organisations juives, artistes, intellectuels, etc.) et qui trouvaient difficile de soumettre immédiatement les Juifs de Pologne, des pays baltes et d'Union soviétique au « traitement spécial » accordé aux Juifs de Pologne, des États baltes et d'Union soviétique. Un petit nombre de Juifs danois, n'ayant pas réussi à s'échapper vers la Suède, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Slovaquie, la Hongrie, la Pologne et même la France, arrivèrent également à Theresienstadt en 1943 et 1944.
En réalité, ce « ghetto modèle » était un lieu de transit, première ou dernière étape, au choix, d'un voyage vers la mort qui conduisit la plupart de ceux qui y séjournèrent aux chambres à gaz d'Auschwitz, Sobibor, Belzec ou Treblinka, parfois après un détour par les ghettos de Pologne, de Biélorussie ou des pays baltes qui n'étaient pas des « ghettos modèles ». Des statistiques très précises sont disponibles sur le nombre de trains et l'identité des victimes. Les conditions de vie réelles à Theresienstadt étaient épouvantables : la majorité des Juifs, hommes et femmes concentrés là, étaient très âgés et croupissaient dans la misère, la promiscuité et la malnutrition dans la surpopulation des baraquements de la forteresse. À Theresienstadt comme ailleurs, les nazis trompèrent et dépouillèrent ceux qu’ils s’apprêtaient à tuer : c’est ainsi que la Gestapo de Francfort offrit aux vieilles femmes crédules de cette ville, avant leur déportation à Theresienstadt, le choix entre un appartement ensoleillé et un autre exposé au nord, les obligeant à payer d’avance le loyer d’un logement fantôme.
Les Juifs ne furent pas les seuls à être trompés : ghetto « pour la garde » ou encore ghetto « Potemkine » (la légende veut que le prince Grigori Alexandrovitch Potemkine ait fait construire des villages artificiels le long de la route que Catherine II, impératrice de Russie, devait emprunter lors d’une visite en Ukraine et en Crimée, territoires nouvellement annexés), Theresienstadt devait être montrée et le fut.
À la tête d’une délégation du CICR (Comité international de la Croix-Rouge), Maurice Rossel inspecta le ghetto en juin 1944, avec l’accord des autorités allemandes. Je remercie Maurice Rossel de m’avoir permis d’utiliser aujourd’hui le Il m'a accordé une interview en 1979. « Aujourd'hui octogénaire », m'a-t-il écrit, « je ne me souviens plus très bien de l'homme que j'étais alors. Je me crois plus sage ou plus fou, et c'est la même chose. Sois charitable, ne me ridiculise pas trop. » Je n'ai pas essayé.